Comment se pose aujourd’hui la question de la castration à une femme ?
Angela Jesuino-Ferretto
« Je suis hors-mère ». Voilà ce qui vient me dire une femme pour faire état de ses difficultés avec son fils adolescent. A ma remarque de savoir comment il fallait entendre ce qu’elle venait de dire, elle rétorque du tac au tac: « je suis hors-mère, mais je suis dans l’armée » ce qui a fait peut-être qu’elle a eu beaucoup de mal à s’occuper de ses deux garçons et qu’elle n’a jamais pu vivre en couple très longtemps. Dans son cas, ce « hors-mère » n’est pas sas évoquer, en off, en toile de fond, en contrepoint si vous préférez le « hors-paire » que j’écrirai en ce qui la concerne : « hors p-a-i-r-e » tant ici le souci d’être inscrite dans l’ordre phallique mais à une place d’exception, hors castration justement, semble être pour elle aux commandes. De toute évidence ce n’est pas l’inscription comme mère qui l’intéresse.
Nous voilà donc, grâce à cette invention du dire d’une femme, de plein pied avec les questions qui vont nous occuper ici pendant ces deux jours de travail.
Car au delà du trait de ce cas, ce « hors-mère » et son contrepoint « hors-paire » que nous pouvons effectivement écrire de deux façons, peuvent évoquer un certain nombre de points qui nous auront sans doute à traiter pour aborder la question proposée, raison pour laquelle j’ai choisi cette porte d’entrée clinique pour introduire ces journées.
Nous ouvrons avec ce « hors-mère » le vaste champ du maternel pour une femme, ce qui peut s’avérer pour elle un champ des possibles et de ravage aussi bien. Lacan nous mettait en garde dans son texte de 1958 : Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine en nous invitant à nous poser la question de savoir « si la médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme et notamment tout le courant de l’instinct maternel »
En effet on peut s’appuyer sur ce « hors mère » pour ouvrir en partie les débats de cette après-midi consacrés au thème : Femme ou mère, ces deux positions présentées ici comme alternatives- ou l’un ou l’autre – même si je pense qu’on ne peut pas être mère, en tout cas une mère à peu près convenable, sans être une femme, c’est- à dire sans être bordée par le rapport à un homme. Cela pose, comme nous savons, quelques problèmes dans le lien social d’aujourd’hui où beaucoup de femmes sont appelées à faire, comme on dit joliment au Brésil, des « productions indépendantes ». Mais nous verrons dans les exposées de cette après-midi quelles sont les possibilités d’une mère ou d’une femme pour reprendre un des titres proposés.
Sans rentrer justement ici dans le champ du ravage qui peut-être une relation mère-fille, il faut quand même signaler que ce ravage n’est pas sans rapport comme on sait depuis Freud avec l’architecture du complexe de castration pour une femme, ce qui nous pouvons également évoquer avec ce « hors-mère » qui peut être entendu comme une façon pour une femme de dire qu’elle ne partage pas ou plus, le même espace que la sienne de mère, séparation avérée ou vieux règlements de comptes après tout.
Nous pouvons y entendre également – comme c’est le cas pour cette patiente-ce qui peut être le souci pour une femme de venir occuper une place d’exception (de hors pair) façon pour elle de régler la question toujours délicate de son défaut d’inscription symbolique en tant que femme et de la ranger enfin dans l’armée comme tout le monde.
Au même temps dans ce « hors paire » qu’on entend en contrepoint on peut y lire quelque chose de la spécificité du rapport d’une femme au père, à l’ordre symbolique pour peu qu’on concède de l’écrire « hors p-è-r-e » même si on sait que de cet « hors-père » elle n’y est pas non plus « pas toute ».
Vous voyez bien que dans cette palette que j’essaye d’évoquer ici rapidement se dessine en creux la question proposée à l’étude pour ces journées qui est celle de la castration féminine, si elle existe…
Comme nous disait Lacan en ouverture de La signification du phallus, un texte de 1958 : « On sait que le complexe inconscient a une fonction de nœud ». Dans quoi il est censé jouer sa fonction de nœud ? Dans le symptôme, ce qui est analysable dans chaque structure névrose, psychose et perversion et puis là je cite à nouveau : « dans une régulation du développement qui donne sa ratio à ce premier rôle : à savoir l’installation dans le sujet d’une position inconsciente sans laquelle il ne saurait s’identifier au type idéal de son sexe, ni même répondre sans de graves aléas aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle, voire accueillir avec justesse ceux de l’enfant qui s’y procrée ».
Lacan signale aussi dans ce texte ce qu’il appelle une antinomie interne à l’assomption par l’homme de son sexe en posant cette question qui va nous intéresser : pourquoi doit-il en assumer les attributs qu’à travers une menace voire sous l’aspect d’une privation ? Ce qui va nous renvoyer à la question du roc de la castration dans l’inconscient masculin e et du penisneid dans l’inconscient de la femme. Je reprendrai cette question du penisneid notamment un peu plus tard.
Prenons pour l’instant une autre définition de la femme que la clinique nous propose, une autre façon de parler de la castration ou peut-être mieux de s’en défendre : « Une femme c’est un homme et demie »disait le père à sa fille ce qui n’a pas été sans effet, bien évidemment. Cette patiente aux allures très masculines est restée pendant longtemps dans une sorte de sidération face aux dires de son père et bien sûr dans la panade en ce qui concerne la construction de sa place de femme et de sa féminité. « Est-ce possible d’être une femme sans être un homme et demie ? » Cela a été sa question pendant les longues années de sa cure.
Somme toute à l’instar de ce père, à l’instar de cette femme, qui veut encore aujourd’hui parler de castration ? Encore moins de castration féminine ?
Pourquoi remettre cette question sur la table avec cet argument quelque peu surprenant car il indique in fine que Freud aurait laissé en plan la castration symbolique la seule à pouvoir rendre compte du positionnement sexuel du garçon et de la fille grâce au phallus élevé au rang de signifiant?
Pourquoi vouloir reprendre cette question dans un moment où le débat sur le genre prend le pas sur la logique de la sexuation, où le discours sur l’égalité des sexes s’efforce à effacer la différence, où la parité prend les allures d’enjeu politique ?
Nous pouvons penser – et c’est indéniable – qu’il s’agit de reprendre une question éminemment clinique, une partie de la théorie qui reste à élucider mais nous ne pouvons pas pour autant éluder la partie politique de l’affaire. Car c’est aussi de notre responsabilité en tant qu’analystes de faire valoir dans le champ du social quelque chose encore de l’ordre de l’Altérité dont une femme est, comme nous le savons, une des figures.
Dans ce contexte, comment pouvons-nous faire valoir aujourd’hui la spécificité du rapport d’une femme à la castration, autrement dit d’un rapport qu’on peut supposer Autre aux lois du langage qui nous humanisent ?
Cela nous oblige à reprendre nos « classiques »: Qu’est-ce qu’une femme ? Comment se débrouille-t-elle avec le signifiant phallique? Sait-elle ce que c’est l’objet a, a-t-elle un fantasme ? Quelle est son rapport au symbolique, aux concepts, si nous savons par exemple avec Lacan que « les images et les symboles chez la femme ne sauraient être isolés des images et symboles de la femme ? » Comment s’organise en fin de compte le désir au féminin ?
Ces questions comme nous savons n’ont pas cessé d’interroger le psychanalyste. Pouvons-nous sortir du continent noir freudien, pouvons-nous en partie tout au moins percer son énigme ? Filons la métaphore jusqu’au bout et faisons un instant appel à la peinture – plus précisément à l’Outrenoir – cette invention génial de Soulages qui le définit ainsi: « L’Outrenoir désigne un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir »
L’Outrenoir nous invite à faire le passage du continent noir freudien au « pas toute » opéré par Lacan avec en prime si j’ose dire ce qu’il dégage du rapport d’une femme au savoir inconscient et de ce qui est selon lui sa chance à elle, la chance de sa position, si elle y concède. Je cite Lacan dans RSI, le séminaire du 11 février 75, page 74/75 de l’édition de l’ALI :
« Et la seule chose qui m’étonne, c’est pas tellement comme je l’ai dit comme ça à l’occasion qu’elles sachent mieux traiter l’inconscient, je ne suis pas très sûr. Leur catégorie à l’endroit de l’inconscient est très évidemment d’une très grande force, elles en sont moins empêtrées. Elles traitent ça avec une sauvagerie, enfin une liberté d’allure qui est toute à fait saisissante par exemple dans le cas d’une Mélanie Klein. C’est quelque chose comme ça que je laisse à la méditation de chacun et les analystes femmes sont certainement plus à l’aise à l’endroit de l’inconscient. Elles s’en occupent, elles s’en occupent pas, il faut bien le dire, sans que ce soit au dépens… C’est bien peut-être là que se trouve renversée l’idée du mérite, qu’elles y perdent quelque chose de leur chance qui, rien d’être une entre les femmes est quelque chose sans mesure. Si j’avais, ce qui évidemment ne peut pas me venir à l’idée, si je devais localiser quelque part l’idée de liberté, ça serait évidemment dans une femme que je l’incarnerais. Une femme pas forcément n’importe laquelle, puisqu’elles ne sont pas-toutes et que le n’importe laquelle glisse vers le toute ».
Est-ce que nous pouvons mettre cette sauvagerie, cette aisance avec l’inconscient, cette liberté qu’elle ne saurait incarner sur le compte du rapport spécifique d’une femme au signifiant et somme toute au réel et donc à la castration, que ce pas toute de Lacan vient ouvrir comme champ, comme Outrenoir ?
Voilà de quoi rafraichir la question ! Mais aussi de quoi nous donner l’occasion de nous demander si aujourd’hui nous sommes en mesure de nous saisir de cette chance ou si dans le social cette possibilité nous est encore laissée sans oublier de tenir compte des variations qui peut prendre cette condition de possibilité selon les diverses cultures.
Nous avons déjà évoqué que la place accordée à l’Altérité dans une culture se mesure très souvent par la place accordée aux femmes, comme les soubresauts du monde actuel en témoignent. De ce fait, nous pouvons nous demander : Qu’est-ce qu’une femme en France, au Maroc, en Italie, aux Antilles, au Brésil ? La réponse n’obéit pas forcément aux mêmes coordonnées. Comment être une femme par exemple dans une société régie par des rapports maitre/esclave ? Comment être une femme dans une société monothéiste, et dans une société polythéiste ? Son corps est-il traité de la même façon ? Est-ce que l’érotisme féminin s’écrit-il pareillement partout ? Cela sera l’objet de notre attention lors de la matinée de dimanche.
Mais revenons à une question qui fâche et que j’ai laissée en attente pour parler de ce qui peut être la chance de la position féminine, d’être une entre les femmes. Parce que la question qui fâche est celle-ci : Sommes-nous pour autant quittes avec le penisneid ? Cela n’est pas sûr et n’en déplaise les psychanalystes femmes de l’époque de Freud, les féministes d’hier et d’aujourd’hui, la question peut se poser encore. Mais peut-être pas de la même façon et sûrement pas avec les mêmes réponses. Car avec l’avènement de la science, la rectification attendue par la petite fille peut trouver fantasmatiquement une solution du côté d’une modification réelle du corps grâce à la chirurgie esthétique et même au-delà, d’un changement de sexe, aujourd’hui autorisé comme on sait à l’échelle européenne. Encore une bribe de clinique : cette transformation maintes fois attendu et tentée par le biais de la chirurgie esthétique est venu émailler la cure de cette jeune femme dont par ailleurs le leitmotiv était « ma mère ne m’a pas donné ce qu’il fallait ». Jusqu’au moment où elle a pu se rendre compte qu’en sortant de chaque séance elle se sentait obligée d’aller manger quelque chose sans attendre. Elle a fini par dire : « c’est que je dois perdre quelque chose ici » « Le phallus » me dit-elle à ma surprise et d’enchainer « mais ça m’habite moins ». Elle a accueilli ma ponctuation avec un éclat de rire en s’exclamant : « Quel fardeau ! » Affaire à suivre pour cette jeune femme.
Mais reprenons nos questions car je ne voulais pas clore cette introduction sans évoquer le rapport d’une femme au réel. Il y aurait- il un rapport spécifique? Peut-on l’écrire ? Peut-on le dire ? Je vais encore une fois faire un détour pour essayer de saisir cette question poétiquement et je citerai à ce propos Philippe Piguet lorsqu’il parle de l’œuvre de Berthe Morisot – une des seules, sinon la seule – peintre impressionniste. Il dit à peu près ceci : Quand une femme regarde le monde « il y va à chaque fois d’un même soin : celui d’exprimer le tremblement essentiel du réel ».
Est-ce qu’on peut dire que pour une femme ce tremblement du réel peut ne pas être effrayant, qu’elle peut l’intégrer comme essentiel, constitutif ? Si tel est le cas, il nous reste à préciser pourquoi et comment. Pour essayer de répondre à cette question nous avons les formules de la sexuation et tout ce qu’on peut en déduire du rapport d’une femme au que je ne vais pas reprendre ici, j’essaye seulement de sérier les questions, mais nous pouvons aussi nous demander en quoi l’écriture du nœud borroméen peut venir nous éclairer là-dessus. Laissons cette question ouverte et au travail car nous allons reprendre cette année l’étude du nœud borroméen.
Figure radicale de l’altérité, un des Noms du père, « sinthome de l’homme », comment une femme peut venir régler pour elle-même son rapport au corps, à l’image, à l’objet, à la nomination ? Avons-nous aujourd’hui les moyens d’une réponse argumentée ? Quoi de neuf donc ? Nous verrons à la fin de ces journées ce qu’on aura réussi à dégager.
En ce qui me concerne, je vous proposerai une dernière remarque : faut-il poser la question de savoir ce qui guide une femme dans sa vie ou faut-il plutôt admettre que moins soumise au signifiant tout en étant aux prises avec le « tremblement essentiel du réel » elle se voit obligée de s’inventer femme chaque jour, si elle a le courage et si elle a l’appui du désir d’un homme ?
Voilà ces quelques mots pour introduire ces journées dont je me doute qu’on en attend beaucoup.